Etre musulman européen
Etude des sources islamiques à la lumière du contexte européen 

Tariq Ramadan

Edition Tawhid  - 1999 - 460 pages

Quelle place pour l'Islam et les musulmans dans les sociétés modernes ? Quelle participation citoyenne originale de ces musulmans ? Comment définir l'identité musulmane aujourd'hui ? À partir d'une présentation synthétique des références islamiques et des instruments juridiques auxquels les musulmans se référent, l'auteur tente dessiner le chemin du " vivre ensemble ".

 

Table des matières

  • Sur la route
  • Préface
  • Introduction générale
  • PREMIÈRE PARTIE : AU COEUR DES SOURCES ISLAMIQUES FOI, SCIENCES ET INSTRUMENTS JURIDIQUES
  • Introduction 
  • I. Enseignements de l'Islam et sciences islamiques 
  • II. Quelques prescriptions générales d'usûl al-fiqh . 
  • III. Perspectives pour un ijtihâd contemporain 
  • DEUXIEME PARTIE ESPACES ET APPARTENANCES UMMA ET NATIONALITÉ
  • I. Inroduction
  • II. Qui sommes-nous ?
  • TROISIÈME PARTIE IDENTITÉ ET CITOYENNETÉ VERS L'ENRACINEMENT
  • Introduction
  • I. L'identité musulmane
  • II. Vers une culture islamiqur européenne
  • Ill. Vivre ensemble
  • CONCLUSION
  • Être musulman européen
  • ANNEXES
  • Quelques tendances
  • L'Islam d'Europe sort de l'isolement
  • Le lexique refusé
  • Quelques concepts référant aux sciences islamiques
  • Glossaire des termes techniques
  • Status des savants : apellations usuelles
  • Versets coraniques

Introduction générale


Forte est la pression exercée de nos jours sur les musulmans vivant dans les pays européens. La vague d'immigration qui a commencé après la Seconde Guerre mondiale a d'abord amené en Europe des hommes musulmans, puis des femmes et des familles entières.
Cinquante ans plus tard, le nombre de musulmans vivant dans les pays d'Europe occidentale avoisine les 15 millions, si ce n'est davantage. La seule mention de ce chiffre devrait nous satisfaire : la présence musulmane en Europe est importante et l'on peut trouver dans chaque pays une "communauté" plus ou moins structurée.
C'est là un fait particulièrement nouveau et dont les musulmans n'ont pas toujours conscience. Ils tournent naturellement les yeux vers une autre réalité, plus proche de leur vie quotidienne, dans laquelle ils rencontrent des difficultés relatives à la pratique régulière de leur religion, au respect véritable des règles islamiques et d'autres difficultés encore liées à leur appartenance à une communauté souvent ressentie comme «étrangère», « différente » ..., quand celle-ci n'est pas évoquée comme étant tout simplement «barbare » , « intégriste » ou « fanatique » . Même si, en dépit de cette pression constante, ils s'efforcent de continuer à aller de l'avant, cette situation n'en influence pas moins leurs pensées et leurs actions : une posture réactive a raison de leurs sentiments et, pour se protéger contre un environnement « non islamique », ils finissent par définir leur propre identité par opposition à ce qu'elle n'est pas.
Parfois, au contraire, ils oublient leur origine et leur religion, ou bien encore ils s'efforcent de gommer leur spécificité pour se « fondre » dans la société et devenir ainsi le moins visible possible, pour être des leurs, pour devenir d'authentiques Européens.

Dans un cas comme dans l'autre, on remarque que les musulmans ne définissent pas leur identité islamique par elle-même, de l'intérieur, selon son caractère intrinsèque. Cela est vrai non seulement des attitudes extrémistes, mais aussi de l'attitude d'une grande majorité de musulmans ordinaires, lesquels ont du mal à simplement dire ce qu'ils sont. Pourquoi en est-il ainsi ? Existe-t-il une difficulté inhérente à définir ce qu'est un musulman par rapport à la civilisation occidentale ? Est ce en raison du contexte européen ? L'expérience d'être, et de vivre, en minorité a-t-elle suscité, dans l' «esprit musulman européen » , une sorte de syndrome empêchant les musulmans de se considérer autrement qu'à travers le miroir d'un monde rejeté parce qu'il les rejette ?
Même si chacune de ces hypothèses contient une part de vérité, il semble que l'on puisse, en amont de ces considérations, trouver une cause plus générale à ce type d'attitude. Ne négligeons pas la nouveauté, dans l'histoire islamique, de la nature de notre présence en Occident. Nous avons certes connu l'expérience du fait d'être une minorité tout au long de notre histoire, en Afrique ou en Asie, mais cela n'avait rien de commun avec la présence à laquelle nous assistons aujourd'hui. Cela est dû, bien sûr, à la nature de cette présence, mais aussi, plus particulièrement, à ce que le contexte européen contemporain brouille les données.
De nos jours, le mode de vie occidental n'est pas seulement une « façon d'être » spécifique que l'on pourrait observer ou identifier chez un homme ou une femme comme un trait caractéristique de son comportement. Les choses sont manifestement plus compliquées et plus subtiles que cela : la civilisation occidentale - avec son appareil de valeurs - est armée de puissants moyens de diffusion qui rendent difficile, pour quiconque vit en Europe, de définir ce qu'il ou elle est ou n'est pas. Les médias, la culture populaire, la musique, le cinéma et la publicité véhiculent une conception diffuse, quoique très caractéristique, de l'individu et de la société, de la liberté et de la morale, du divertissement et du devoir.
Cette conception s'implante sans crier gare dans le coeur et l'esprit de l'individu - quand elle ne le subjugue pas complètement - au point qu'il lui devient difficile de faire la part entre ce qui vient réellement de lui-même, de par sa propre volonté, et ce qui est dû à une influence ou à un apport extérieur. Les musulmans ne sont pas à l'abri de pareilles tensions.
En outre, leur situation est rendue plus difficile par la présence de deux tendances contradictoires, où une culture initiale et intime du devoir et de la communauté.
À l'exception de quelques tribus ou groupes ethniques très traditionnels, c'est aussi le cas des habitants du tiers-monde en raison de l'importante diffusion de la culture occidentale dans le monde entier. Voir l'analyse de ce processus dans L'Occidentalisation du monde, de Serge Latouche, Paris, La Découverte, 1990. contraste avec un environnement donnant la priorité à la liberté et à l'autonomie, valeurs qui exercent, de fait, une attraction naturelle sur les êtres humains. Qui sommes-nous donc ?
Pour ceux qui ont été élevés en Europe, la question devient plus complexe encore... C'est le cas des jeunes de la deuxième, troisième et quatrième générations. Qui répondra ? Qui leur rendra les éléments constitutifs et le sens de leur identité ?
Qui pourrait reconstruire cette identité ou, au moins, leur donner des repères qui leur permettraient de trouver leur voie, consciemment et librement ? On pourrait présenter l'islam - et c'est souvent ce qui se produit dans une majorité de familles musulmanes en Europe - au travers de toute une série de règles, d'interdictions et de prohibitions qui toutes devraient expliquer cette religion dans le cadre d'une relation spécifique de protection face à un environnement perçu comme trop permissif et donc hostile. Telle était principalement l'attitude de la première génération dont les membres, porteurs d'une connaissance islamique relativement modeste, s'efforcèrent tout d'abord d'éviter de perdre leurs « traditions ». Ce dernier concept représentait, en fait, une idée vague, un mélange indistinct de diverses sortes d'éléments, tels que les traditions locales et familiales, importés du pays d'origine avec leurs règles et leurs principes (et parfois des types de superstitions spécifiques) sans être forcément liés à l'islam (quoique souvent confondus avec lui) ni à une idée claire du contenu de leur identité.
Mais l'islam, avant d'être un moyen de protection, est une foi affirmative, porteuse d'une compréhension globale de la création, de la vie, de la mort et de l'humanité. Cette compréhension est - ou devrait être la source des règles islamiques de pensée et de comportement. Elle est, dans le même temps, modelée par un type de culte particulier qui englobe tout à la fois, à partir des mêmes sources, la sphère du culte (`ibâdât) et, plus largement, le domaine général des affaires sociales (mu `âmalât).
On trouvera, exprimé tout au long du Coran, un perpétuel mouvement de va-et-vient entre la vision globale de l'univers et de l'humanité - qui émane de l'essence même de la foi - et ses implications en pratique avec les cinq prières quotidiennes, le paiement annuel de la zakât, le jeûne du Ramadan et le devoir d'engagement social permanent.
Ces derniers éléments sont tous des actes d'adoration et, en retour, ils renforcent, fortifient et modèlent la foi elle-même. La compréhension de l'identité islamique impose d'appréhender et d'expliquer cette vision globale de ce qu'est véritablement la foi islamique, avec son horizon spécifique, et de ce que sont ses conséquences immédiates dans les divers domaines de la vie humaine. En outre, il nous est demandé de rappeler et d'expliquer les principes fondamentaux tels qu'ils sont, en leur essence, mais avant tout de les rendre compréhensibles à la lumière de notre nouvel environnement au sein de la société européenne.
Selon nous, cette approche nous permettrait de demeurer fidèles à l'enseignement coranique du lien existant entre la foi et les règles de comportement et, dans le même temps, de mieux identifier les instruments propres à résoudre les problèmes spécifiques des musulmans en Europe. Appréhender ces derniers implique donc qu'il nous faille présenter notre religion à travers notre conviction de son universalité, mais d'une façon qui soit adaptée à notre contexte relatif : telle serait, pensons-nous, l'approche qui permettrait aux musulmans de comprendre positivement leur présence en Europe. Un manque de connaissance islamique, s'ajoutant à des circonstances particulières comme un exil souvent déchirant, le sentiment d'être des étrangers, des difficultés économiques, etc., tout cela conduit à l'apparition de l'attitude réactive constatée aujourd'hui. Cette attitude était naturellement répandue parmi la première génération, mais on en remarque les séquelles évidentes parmi les générations plus jeunes : l'affirmation de soi passe très souvent par un oubli total de son origine, tandis que la tentative de demeurer fidèle aux références islamiques se traduit, dans la manière de penser et d'agir, par la réaction, le rejet, le refus et parfois l'agressivité'.

Nous tenterons dans la première partie de cet ouvrage de tracer le cadre global de la conception islamique de Dieu, de la création, du culte, de la moralité et des affaires sociales. Cette réflexion devrait nous aider à comprendre les sources islamiques d'où proviennent, en aval, les principes généraux des fondements du droit islamique (usûl al-fiqh).
La deuxième section de la première partie traitera de certains aspects essentiels des règles du droit islamique ; il s'agira de clarifier un 1.
L'agressivité ressentie à l'encontre de l'Occident constitue parfois l'échelle à laquelle certains musulmans mesurent leur propre « appartenance authentique au véritable islam », et celle des autres musulmans. Comme s'il était suffisant de définir l'islam par ce qu'il n'est pas et, avant tout, par une attitude conflictuelle. Voir plus loin notre discussion. certain nombre de concepts - souvent mal compris - et d'offrir un cadre qui pourrait aider les musulmans dans leurs tentatives de traiter et de résoudre les questions sensibles auxquelles ils sont confrontés aujourd'hui, en particulier dans les pays occidentaux.
Dans notre deuxième partie, nous étudierons plusieurs questions importantes concernant notre situation en Europe (où sommes-nous, qui sommes-nous ?).
Il s'agira ici d'apporter des éléments de réponse à certaines questions épineuses - telles que la définition de notions comme dâr al-islâm, dâr al-harb ou dâr al- `ahd. Dans notre troisième partie, nous donnerons une définition claire de ce qu'est l' " identité musulmane" en présentant ses fondements, pour aborder ensuite la question de la culture islamique européenne. Une telle étude est nécessaire pour poser les premiers jalons d'une véritable coexistence. Garder à l'esprit la nature même des sources islamiques - et par conséquent comprendre leurs implications pratiques - est l'approche requise pour faire face à nos problèmes en Europe. Cet état d'esprit est possible dès lors que nous sommes convaincus que notre religion contient bien les principes généraux à partir desquels avec le soutien permanent de notre intelligence - nous pouvons faire face aux problèmes contemporains et trouver une solution appropriée. Nous devons poursuivre notre recherche armés d'au moins trois exigences : développer, une compréhension claire des références islamiques ; ensuite, être profondément conscients qu'elles doivent être considérées comme universelles par le croyant ; enfin, savoir que l'incapacité à fournir des réponses appropriées est due à la négligence des musulmans et n'a absolument rien à voir avec l'islam, dont les enseignements, au contraire, encouragent constamment les recherches et les découvertes aussi bien scientifiques que juridiques.