Forte
est la pression exercée de nos jours sur les musulmans vivant dans les pays
européens. La vague d'immigration qui a commencé après la Seconde Guerre
mondiale a d'abord amené en Europe des hommes musulmans, puis des femmes et
des familles entières.
Cinquante ans plus tard, le nombre de musulmans vivant dans les pays d'Europe
occidentale avoisine les 15 millions, si ce n'est davantage. La seule mention
de ce chiffre devrait nous satisfaire : la présence musulmane en Europe est
importante et l'on peut trouver dans chaque pays une "communauté" plus
ou moins structurée. C'est là un fait
particulièrement nouveau et dont les musulmans n'ont pas toujours conscience.
Ils tournent naturellement les yeux vers une autre réalité, plus proche de
leur vie quotidienne, dans laquelle ils rencontrent des difficultés relatives
à la pratique régulière de leur religion, au respect véritable des règles
islamiques et d'autres difficultés encore liées à leur appartenance à une
communauté souvent ressentie comme «étrangère», « différente » ..., quand
celle-ci n'est pas évoquée comme étant tout simplement «barbare » , «
intégriste » ou « fanatique » . Même si, en dépit de cette pression
constante, ils s'efforcent de continuer à aller de l'avant, cette situation
n'en influence pas moins leurs pensées et leurs actions : une posture
réactive a raison de leurs sentiments et, pour se protéger contre un
environnement « non islamique », ils finissent par définir leur propre
identité par opposition à ce qu'elle n'est pas.
Parfois, au contraire, ils oublient leur origine et leur religion, ou bien
encore ils s'efforcent de gommer leur spécificité pour se « fondre » dans la
société et devenir ainsi le moins visible possible, pour être des leurs, pour
devenir d'authentiques Européens.
Dans
un cas comme dans l'autre, on remarque que les musulmans ne définissent pas
leur identité islamique par elle-même, de l'intérieur, selon son caractère
intrinsèque. Cela est vrai non seulement des attitudes extrémistes, mais
aussi de l'attitude d'une grande majorité de musulmans ordinaires, lesquels
ont du mal à simplement dire ce qu'ils sont. Pourquoi en est-il ainsi ?
Existe-t-il une difficulté inhérente à définir ce qu'est un musulman par
rapport à la civilisation occidentale ? Est ce en raison du contexte européen
? L'expérience d'être, et de vivre, en minorité a-t-elle suscité, dans l'
«esprit musulman européen » , une sorte de syndrome empêchant les musulmans
de se considérer autrement qu'à travers le miroir d'un monde rejeté parce
qu'il les rejette ?
Même si chacune de ces hypothèses contient une part de vérité, il semble que
l'on puisse, en amont de ces considérations, trouver une cause plus générale
à ce type d'attitude. Ne négligeons pas la nouveauté, dans l'histoire
islamique, de la nature de notre présence en Occident. Nous avons certes connu
l'expérience du fait d'être une minorité tout au long de notre histoire, en
Afrique ou en Asie, mais cela n'avait rien de commun avec la présence à
laquelle nous assistons aujourd'hui. Cela est dû, bien sûr, à la nature de
cette présence, mais aussi, plus particulièrement, à ce que le contexte
européen contemporain brouille les données.
De nos jours, le mode de vie occidental n'est pas seulement une « façon
d'être » spécifique que l'on pourrait observer ou identifier chez un homme ou
une femme comme un trait caractéristique de son comportement. Les choses sont
manifestement plus compliquées et plus subtiles que cela : la civilisation
occidentale - avec son appareil de valeurs - est armée de puissants moyens de
diffusion qui rendent difficile, pour quiconque vit en Europe, de définir ce
qu'il ou elle est ou n'est pas. Les médias, la culture populaire, la musique,
le cinéma et la publicité véhiculent une conception diffuse, quoique très
caractéristique, de l'individu et de la société, de la liberté et de la
morale, du divertissement et du devoir.
Cette conception s'implante sans crier gare dans le coeur et l'esprit de
l'individu - quand elle ne le subjugue pas complètement - au point qu'il lui
devient difficile de faire la part entre ce qui vient réellement de lui-même,
de par sa propre volonté, et ce qui est dû à une influence ou à un apport
extérieur. Les musulmans ne sont pas à l'abri de pareilles tensions.
En outre, leur situation est rendue plus difficile par la présence de deux
tendances contradictoires, où une culture initiale et intime du devoir et de
la communauté.
À l'exception de quelques tribus ou groupes ethniques très traditionnels,
c'est aussi le cas des habitants du tiers-monde en raison de l'importante
diffusion de la culture occidentale dans le monde entier. Voir l'analyse de
ce processus dans L'Occidentalisation du monde, de Serge Latouche, Paris, La
Découverte, 1990. contraste avec un environnement donnant la priorité à la
liberté et à l'autonomie, valeurs qui exercent, de fait, une attraction
naturelle sur les êtres humains. Qui sommes-nous donc ?
Pour ceux qui ont été élevés en Europe, la question devient plus complexe
encore... C'est le cas des jeunes de la deuxième, troisième et quatrième
générations. Qui répondra ? Qui leur rendra les éléments constitutifs et le
sens de leur identité ? Qui pourrait
reconstruire cette identité ou, au moins, leur donner des repères qui leur
permettraient de trouver leur voie, consciemment et librement ? On pourrait
présenter l'islam - et c'est souvent ce qui se produit dans une majorité de
familles musulmanes en Europe - au travers de toute une série de règles,
d'interdictions et de prohibitions qui toutes devraient expliquer cette
religion dans le cadre d'une relation spécifique de protection face à un
environnement perçu comme trop permissif et donc hostile. Telle était
principalement l'attitude de la première génération dont les membres,
porteurs d'une connaissance islamique relativement modeste, s'efforcèrent
tout d'abord d'éviter de perdre leurs « traditions ». Ce dernier concept
représentait, en fait, une idée vague, un mélange indistinct de diverses
sortes d'éléments, tels que les traditions locales et familiales, importés du
pays d'origine avec leurs règles et leurs principes (et parfois des types de
superstitions spécifiques) sans être forcément liés à l'islam (quoique
souvent confondus avec lui) ni à une idée claire du contenu de leur identité.
Mais
l'islam, avant d'être un moyen de protection, est une foi affirmative,
porteuse d'une compréhension globale de la création, de la vie, de la mort et
de l'humanité. Cette compréhension est - ou devrait être la source des règles
islamiques de pensée et de comportement. Elle est, dans le même temps,
modelée par un type de culte particulier qui englobe tout à la fois, à partir
des mêmes sources, la sphère du culte (`ibâdât) et, plus largement, le
domaine général des affaires sociales (mu `âmalât).
On trouvera, exprimé tout au long du Coran, un perpétuel mouvement de
va-et-vient entre la vision globale de l'univers et de l'humanité - qui émane
de l'essence même de la foi - et ses implications en pratique avec les cinq
prières quotidiennes, le paiement annuel de la zakât, le jeûne du Ramadan et
le devoir d'engagement social permanent. Ces derniers éléments sont tous des actes d'adoration et, en retour,
ils renforcent, fortifient et modèlent la foi elle-même. La
compréhension de l'identité islamique impose d'appréhender et d'expliquer
cette vision globale de ce qu'est véritablement la foi islamique, avec son
horizon spécifique, et de ce que sont ses conséquences immédiates dans les
divers domaines de la vie humaine. En outre, il nous est demandé de rappeler
et d'expliquer les principes fondamentaux tels qu'ils sont, en leur essence,
mais avant tout de les rendre compréhensibles à la lumière de notre nouvel
environnement au sein de la société européenne.
Selon nous, cette approche nous permettrait de demeurer fidèles à
l'enseignement coranique du lien existant entre la foi et les règles de
comportement et, dans le même temps, de mieux identifier les instruments
propres à résoudre les problèmes spécifiques des musulmans en Europe.
Appréhender ces derniers implique donc qu'il nous faille présenter notre
religion à travers notre conviction de son universalité, mais d'une façon qui
soit adaptée à notre contexte relatif : telle serait, pensons-nous,
l'approche qui permettrait aux musulmans de comprendre positivement leur
présence en Europe. Un manque de connaissance islamique, s'ajoutant à des
circonstances particulières comme un exil souvent déchirant, le sentiment
d'être des étrangers, des difficultés économiques, etc., tout cela conduit à
l'apparition de l'attitude réactive constatée aujourd'hui. Cette attitude
était naturellement répandue parmi la première génération, mais on en
remarque les séquelles évidentes parmi les générations plus jeunes :
l'affirmation de soi passe très souvent par un oubli total de son origine,
tandis que la tentative de demeurer fidèle aux références islamiques se
traduit, dans la manière de penser et d'agir, par la réaction, le rejet, le
refus et parfois l'agressivité'.
Nous tenterons dans la première partie de cet ouvrage de tracer le cadre
global de la conception islamique de Dieu, de la création, du culte, de la
moralité et des affaires sociales. Cette réflexion devrait nous aider à
comprendre les sources islamiques d'où proviennent, en aval, les principes
généraux des fondements du droit islamique (usûl al-fiqh).
La deuxième section de la première partie traitera de certains aspects
essentiels des règles du droit islamique ; il s'agira de clarifier un 1. L'agressivité ressentie à l'encontre de l'Occident
constitue parfois l'échelle à laquelle certains musulmans mesurent leur
propre « appartenance authentique au véritable islam », et celle des autres
musulmans. Comme s'il était suffisant de définir l'islam par ce qu'il n'est
pas et, avant tout, par une attitude conflictuelle. Voir plus loin notre
discussion. certain nombre de concepts - souvent mal compris - et d'offrir un
cadre qui pourrait aider les musulmans dans leurs tentatives de traiter et de
résoudre les questions sensibles auxquelles ils sont confrontés aujourd'hui,
en particulier dans les pays occidentaux.
Dans notre deuxième partie, nous étudierons plusieurs questions importantes
concernant notre situation en Europe (où sommes-nous, qui sommes-nous ?). Il s'agira
ici d'apporter des éléments de réponse à certaines questions épineuses -
telles que la définition de notions comme dâr al-islâm, dâr al-harb ou dâr
al- `ahd. Dans notre troisième partie, nous donnerons une définition claire
de ce qu'est l' " identité musulmane" en présentant ses fondements,
pour aborder ensuite la question de la culture islamique européenne. Une telle étude est nécessaire pour poser les
premiers jalons d'une véritable coexistence. Garder à l'esprit la nature même
des sources islamiques - et par conséquent comprendre leurs implications
pratiques - est l'approche requise pour faire face à nos problèmes en Europe.
Cet état d'esprit est possible dès lors que nous sommes convaincus que notre
religion contient bien les principes généraux à partir desquels avec le
soutien permanent de notre intelligence - nous pouvons faire face aux
problèmes contemporains et trouver une solution appropriée. Nous devons poursuivre
notre recherche armés d'au moins trois exigences : développer, une
compréhension claire des références islamiques ; ensuite, être profondément
conscients qu'elles doivent être considérées comme universelles par le
croyant ; enfin, savoir que l'incapacité à fournir des réponses appropriées
est due à la négligence des musulmans et n'a absolument rien à voir avec
l'islam, dont les enseignements, au contraire, encouragent constamment les
recherches et les découvertes aussi bien scientifiques que juridiques.
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